Lettre ouverte à Bruno Zerbib 19 avril 2024
Le 9 avril 2024, vos élus CFDT adressaient à Bruno Zerbib, Directeur Exécutif d’Orange Innovation, leurs préoccupations concernant la situation actuelle de la Division Innovation d’Orange, en particulier en ce qui concerne sa gouvernance et les défis financiers auxquels elle est confrontée.
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Monsieur le Directeur Exécutif en charge de l’Innovation,
Nous ne sommes pas coutumiers des lettres ouvertes, mais l’urgence que nous percevons de la situation actuelle de la Division Innovation et de sa gouvernance, en relation étroite avec celle du Groupe Orange, nous impose d’utiliser ce moyen.
Nous nous devons, par notre engagement, nos valeurs et notre statut, d’aboutir à des échanges et des résultats constructifs et bénéfiques pour tous les salariés. Aussi, c’est en notre qualité d’Organisation Syndicale responsable, 1ère OS sur Innovation, que nous nous adressons à vous.
Le 25 janvier 2024, vous êtes venu à notre CSEE Innovation partager avec les élus votre vision de l’Innovation ainsi que vos premiers ressentis depuis votre arrivée dans le Groupe en France en juin 2023, après une longue et riche expérience professionnelle aux États-Unis. Vous nous avez confié avoir été grandement impressionné par l’état d’esprit général des salariés. Celui-ci traduit en effet, selon vos propos, un profond engagement envers leur activité et l’entreprise. Ces dispositions constituent pour vous une « source de fierté » et une « force extraordinaire » à partir de laquelle il devient possible de bâtir le travail.
Nous nous réjouissons que vous ayez pu discerner lors de vos rencontres le meilleur de nos collègues et cette flamme encore vivace. Car c’est elle qui, en réalité, permet la continuation de l’activité. Les innombrables modalités d’ajustements formels et informels effectués par chacun d’eux pour faire face aux multiples contraintes et difficultés quotidiennes les placent toutefois en situation de tensions permanentes. Ceci d’autant que la Division Innovation (anciennement R&D) est la résultante d’une série de transformations conduites à marche forcée (Nova+, 2012 ; Vanille, 2019…), touchant des pans entiers de l’activité ou une entité précise comme IT-S (2022), sans compter l’hémorragie en 2023 des départs non remplacés dans le cadre du TPS (Temps Partiel Senior). Les bilans de ces réorganisations ne nous ont jamais été fournis en dépit de nos demandes maintes fois réitérées. Comment, dès lors, tirer des enseignements à partir des erreurs et des échecs du passé ?
Nous admettons que, dans un contexte d’internationalisation des marchés et des activités du Groupe Orange, de montée en puissance de concurrents féroces, de perspectives de prédateurs capitalistiques, notre modèle d’innovation doit s’adapter en permanence et avec agilité à la nouvelle donne. Nous sommes favorables au fait que notre organisation sache évoluer en fonction des contextes extrêmement mouvants de notre secteur, si tel doit être son gage de viabilité et de pérennité. Mais la question de la méthode se pose alors de façon cruciale. Elle représente en effet un choix stratégique décisif. C’est à cela, et à la question de la gouvernance en particulier, que nous souhaitons en venir plus précisément.
Lors dudit CSEE Innovation du 25 janvier 2024, vous avez déclaré qu’un nouveau type de relations avec les entités d’affaires (« Business Units ») était nécessaire afin qu’Innovation acquière une indépendance budgétaire pérenne[1]. Nous ne pouvons que saluer ce dernier point. Néanmoins, nous nous interrogeons sur le réalisme de la mise en place d’un nouveau type de relations avec les entités d’affaires. En effet, cela supposerait une modification profonde de la gouvernance qui s’imposerait donc de facto à tous au sein du Groupe Orange, alors qu’aujourd’hui nous n’en percevons même pas les prémices. À cet égard, outre la gouvernance financière, celle du SI nous incite à la plus grande réserve. Elle obéit en effet à des mécanismes similaires, ce qui peut constituer autant d’obstacles supplémentaires, potentiellement au détriment des activités d’Innovation.
Permettez-nous ici une explication de nature certes technique, mais absolument incontournable pour étayer notre point de vue :
La gouvernance du Groupe Orange telle qu’elle s’exerce actuellement apprécie la performance financière des entités d’affaires (comme des autres organisations d’ailleurs) en « résultat social ». Cela signifie que l’on place sur un pied d’égalité tous les flux au sein d’un compte d’exploitation[2]. En synthèse, on considère sur un même plan une prestation externe et une prestation « interco » (issue du Groupe), lesquelles peuvent être mises en concurrence via un RFP (Request For Proposal)[3]. Chaque entité souhaitant optimiser son P&L (Profit & Loss)[4] local, si la solution externe est « facialement » moins chère, alors c’est celle-ci qui sera retenue.
Le terme « facialement » est ici utilisé à dessein. En effet, si pour un compte d’exploitation local, la solution externe peut paraître moins chère, aux bornes du Groupe Orange, en achetant celle-ci nous aurons payé 2 fois. Une première fois en rémunérant les salariés qui ont déjà produit la solution interne, et une seconde fois en ayant recours à la solution externe. Si le Groupe Orange perd de l’argent à solution équivalente, il doit également faire face à une série de conséquences. Nous nous bornerons à en citer trois principales.
Première conséquence : il faut tout d’abord évaluer ce que l’on appelle une « solution équivalente ». En effet, bien souvent les partenaires externes nous promettent monts et merveilles pour sécuriser la vente. Or, à l’usage, on se rend compte que de nombreux aspects d’intégration dans l’écosystème Orange ont été omis. Les corrections nécessaires, qui nécessitent souvent des interventions urgentes, représentent des coûts supplémentaires d’une ampleur mésestimée.
Seconde conséquence : l’impact social de telles pratiques. En effet, il s’avère compliqué d’expliquer à une équipe que son projet s’arrête parce que nous avons perdu un RFP en faveur d’un concurrent, qu’il soit externe ou parfois même interne au Groupe.
Troisième conséquence : d’un point de vue purement financier, l’optimum local est récompensé au détriment de l’optimum global. Alors que la plupart des grands Groupes bénéficient de synergies organisées entre leurs différents services, nous devons faire face à une compétition interne systémique qui épuise autant nos finances que nos collègues.
Soumises à une pression budgétaire de plus en plus forte, les entités d’affaires privilégient leur optimum local et ne jouent pas la carte Groupe. Ce qui signifie toujours moins de « recharging » (recettes financières provenant de la facturation) pour Innovation, donc moins de moyens, et un véritable risque de disparition de notre Division faute d’en garantir la taille critique.
Dans ce contexte, et dans la mesure où Innovation est fortement exposée à ces pratiques puisque son équilibre financier repose sur la facturation de nos prestations vers les organisations qui les consomment (ou « recharging »), l’indépendance budgétaire est loin d’être acquise.
En synthèse, Monsieur le Directeur Exécutif en charge de l’Innovation, l’avènement d’un nouveau type de relations avec les entités d’affaires impose une remise en cause de cette gouvernance financière. Considérant que la somme des optimums locaux ne saura jamais constituer l’optimum global, il importe que chaque organisation au sein du Groupe Orange soit financièrement incitée à tendre vers ce dernier.
Si nous ne demandons qu’à croire en cette nouvelle dynamique que vous souhaitez influer et qui nous semble ô combien salutaire, nous soulignons la nécessité de redéfinir les contraintes financières (nous parlons bien de comment sont évalués les coûts aux bornes du Groupe).
Un échec de cette nouvelle dynamique pourrait entraîner une casse sociale significative, un risque contre lequel nous, élus et délégués syndicaux CFDT, estimons que nous devons absolument nous prémunir. Nous avons à de nombreuses reprises déjà alerté sur les risques de désengagement, de démotivation, de perte de sens vis-à-vis d’un travail que l’on aimait. La dégradation du moral des salariés trouve sa source dans un manque de visibilité sur l’avenir en termes d’activités, de budgets, de ressources. La perte de ces éléments protecteurs accentue le risque global sur la santé physique et mentale[5].
Nous souhaitons ardemment avant tout des succès multiples pour notre entreprise, garantissant aux salariés un avenir serein, tant en termes de pérennité de l’emploi que de partage de la valeur.
Nous espérons sincèrement que vous aurez l’entregent nécessaire pour faire évoluer favorablement cette situation.
Nous restons à votre disposition pour discuter plus en détail de ces sujets, et nous vous remercions de votre attention.
Recevez, Monsieur le Directeur Exécutif, nos sincères salutations.
Les élus et délégués syndicaux CFDT Innovation
[1] La synthèse et l’analyse par nos soins de vos propos est accessible sur le site web : https://www.cfdt-orange.org/, dans l’article intitulé : « Enfin une vision stratégique de l’innovation ? » (1er février 2024)
[2] Le compte d’exploitation, ou compte de résultat, est un tableau des comptes annuels de l’entreprise. Il montre le chiffre d’affaires pour la période concernée ainsi que la somme des charges, poste par poste. Il formalise le modèle économique de l’entreprise, valide sa rentabilité et visualise son résultat (bénéfice ou perte).
[3] En français : appel d’offre
[4] En français : « pertes et profits », le P&L permet d’apprécier l’opportunité de lancer un projet à travers les coûts et les bénéfices attendus
[5] Voir notre article du 16 mai 2023 : Santé au travail, des salariés sous haute tension, sur le site web : https://www.cfdt-orange.org/
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